A 300 kilomètres de Tallinn, aux confins de la Russie, la vieille communauté setu (Seto), autrefois méprisée, devient la vitrine de l’«identité estonienne».
Le palais de la reine est un modeste appartement dans un immeuble défraîchi à la sortie d’Obinitsa, village de 600 habitants perdu
dans la toundra (petite erreur ici du journaliste de "Notre Estonie" qui a confondu la forêt estonienne et la toundra polaire :) ) de l’extrême sud-est de l’Estonie. Dans le hall, la peinture n’est plus qu’un lointain souvenir de l’époque soviétique, et les fils électriques dévalent les murs. Deuxième étage, palier de droite, la reine des Setus reçoit dans sa cuisine. Point de couronne, nulle dorure, l’intérieur jaune au charme désuet est simple, comme l’accueil. Sourires, thé bouillant aux herbes et tarte aux pommes juste sortie du four ont le don de revigorer le visiteur qui vient d’affronter - 18°C. Oie Sarv, 54 ans, cantatrice, a été élue «reine du peuple setu» lors d’une grand-messe qui se tient chaque année en août, en vertu d’une tradition qui remonte au XIIIe siècle. La communauté se retrouve alors pour chanter, danser et choisir le souverain de l’année, incarnation de Peko, dieu païen de la fertilité honoré par les Setus malgré leur foi orthodoxe. Cette femme, qu’on appelle ici «la Callas estonienne» en raison de la puissance de ses vocalises, a été choisie entre trois candidats pour ses origines affichées «pures setu». La voici donc investie du rôle de chef de sa communauté, rôle symbolique puisque les Setus n’ont aucune reconnaissance politique. «C’est la première fois que je reçois des journalistes étrangers chez moi. Rassurez-vous, il n’y a aucun protocole à respecter» (1),sourit-elle.
Forte de quelques milliers d’âmes, la minorité setu vit pour l’essentiel sur un territoire, le Setumaa (ou Setomaa en Estonien), qu’elle définit traditionnellement comme son «royaume». Un foyer ancestral coupé en deux depuis 1945 : à la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque l’Armée Rouge chassa les nazis d’Estonie et annexa le pays, indépendant depuis 1918, Staline a redéfini les frontières du Setumaa. La capitale du «royaume» setu, Obinitsa, se retrouve alors en République socialiste soviétique d’Estonie, tandis que le monastère où se trouve la sépulture du dieu Peko, est intégré à la Russie, dans le district de Petchory (en estonien, Petseri)…
Cette séparation pose alors peu de problèmes aux Setus, libres de circuler au sein de l’Union soviétique et d’aller visiter leurs parents établis d’un côté ou l’autre de la frontière. Mais depuis la dissolution de l’URSS en 1991, les familles ont le plus grand mal à se retrouver. La frontière est devenue quasi infranchissable du fait des relations diplomatiques exécrables entre la jeune République balte émancipée et la nouvelle Fédération de Russie. Aujourd’hui, Tallinn demande toujours à Moscou de reconnaître le traité de Tartu, signé par les deux pays en 1920, lors de la premièreindépendance de l’Estonie. La ratification de cet accord permettrait à l’Estonie de rétablir les frontières qui étaient les siennes lors de la première République (1918-1940). Et de réunifier enfin le Setumaa.
Bijoux en argent
La reine Oie n’y croit pas une seconde. «Quand les Russes prennent, ils ne rendent jamais. Cette frontière a porté un coup très dur à l’unité de notre peuple. En tant que reine des Setus, je dois présider l’assemblée lors des fêtes importantes. Mais les Russes ne m’accordent aucune facilité de passage. Je dois payer un visa de 35 euros à chaque fois que je désire me rendre à Petseri. Avec les salaires d’ici, c’est impossible. Cette année, les Setus de Russie ont fêté Noël sans moi. A ce rythme, nos traditions finiront par disparaître.»
Depuis 2004, nouvelle donne : l’Estonie est entrée dans l’Union européenne. Une adhésion perçue comme une grande inconnue : une chance ou une menace. Pays meurtri par des envahisseurs multiples, successivement occupé par les Danois, les Suédois, les Germains et les Russes, l’Estonie fouille son passé pour se construire une identité face à l’ancienne puissance tutélaire russe. Dans ce contexte, la sauvegarde de la culture des Setus est devenue soudain une priorité. Le gouvernement estonien et la Commission européenne subventionnent à coups de millions de couronnes la promotion de la culture des Setus, qui passent ainsi du statut de parias, méprisés par l’ensemble des Estoniens, à celui de hérauts de l’identité estonienne. Pour la seconde fois de leur histoire.
Peuple païen christianisé par les orthodoxes russes au début du XIIIe siècle, les Setus ont vécu des décennies sous le joug de la Russie. «Lorsque la conscience nationale estonienne s’éveille, en 1850, ils restent d’abord en marge du mouvement, considérés par l’intelligentsia comme des paysans arriérés et étrangers. Mais la langue des Setus apparaît bientôt aux leaders estoniens comme très proche de l’estonien ancien. Les Setus deviennent alors l’incarnation de l’estonicité la plus pure»,explique le Français Yves Plasseraud, président de l’ONG Groupement pour le droit des minorités (GDM).
L’engouement soudain pour la culture setu va-t-elle lui permettre de vivre, ou au contraire l’envoyer au musée ? Le primat de l’Eglise orthodoxe d’Estonie, Stephanus Charalambides, vient de terminer l’office, dans la modeste église de Värska, deuxième ville du Setumaa. Assis au coin du feu qui crépite dans la nef, le métropolite se confie dans un français impeccable. «Après vingt-cinq ans de service à Nice, j’ai entrepris la restructuration de l’Eglise orthodoxe d’Estonie, qui avait été dissoute par l’URSS. Le Setumaa est l’un de mes diocèses les plus importants en terme de fidèles. Mais le nombre de Setus vivant dans les environs ne cesse de dégringoler.» Dans les années 40, le Setumaa comptait environ 15 000 Setus. Lors du dernier recensement, en 2005, le chiffre est tombé à 6000. «Côté russe, les Setus sont victimes d’une politique d’assimilation qui leur fait perdre leurs rites, leur langue et leur religion. Côté estonien, le phénomène est moins rapide mais le vieillissement général ne laisse guère d’espoir», affirme Yves Plasseraud.
Ants Sarv, le fils de la reine Oie, a 26 ans. Après plusieurs années d’études à Tallinn, il est revenu à Obinitsa. Dans un atelier situé à l’orée d’un bois, il grave des bijoux en argent, typiques de l’artisanat setu. «Je ne suis ni estonien ni russe. Je suis setu. C’est important pour moi de vivre ici, de coller à mon identité. Mais il y a un exode rural massif des plus jeunes.» Ce mois-ci, son carnet de commandes est maigre. «Seuls les vrais Setus me commandent des bijoux», soupire-t-il.
Il est 15 h 30. Dehors, la nuit tombe déjà, bercée par de multiples aboiements. Presque chaque foyer possède un chien. Il s’agit d’avertir les maîtres de la présence des nombreux ours et loups qui peuplent la campagne. Evar Riitsaar, roi des Setus de 2003 à 2006, grille une cigarette, chapka sur la tête. Chaussé d’une paire de bottes dont la fourrure épouse ses genoux, il invite à entrer dans sa ferme. L’intérieur, chauffé par un poêle central, est des plus sommaires. Dans un angle, un autel à l’honneur de Peko. Au milieu de la salle à manger, un immense lit sculpté dans des troncs d’arbre accueille toute la famille d’Evar : Ulla, sa femme, et leurs deux enfants, Leelo et Truvar.
Instituteur, Evar est également responsable du musée d’art local. «Nous avons des chants folkloriques vieux de huit siècles. La première chose à faire pour les conserver est de les coucher sur papier. Or, la langue setu ne s’écrit pas, notre culture est orale. Récemment, un groupe de travail constitué de membres du Congrès setu [sorte d’assemblée politique créée par la communauté il y a à peine deux ans, ndlr] a entrepris de traduire des livres en setu. Mais souvent, nous nous écharpons sur l’orthographe des mots. Chacun a sa théorie!» s’exclame-t-il, entre deux gorgées d’antsa, la gnole faite à base de pomme, 70 degrés d’alcool qui laissent un souvenir inoubliable… «La tradition orale se perd. Il est urgent, en effet qu’on écrive en setu pour que les enfants puissent apprendre les chansons traditionnelles. Et surtout le Leelo, la longue épopée setu, chantée à la gloire de Peko et classée en 2009 au patrimoine mondial de l’Unesco», ajoute la reine Oie, dont le métier, outre le chant, est de veiller à l’orthographe des articles en setu publiés par le mensuel Setumaa.
Au top du hit-parade
Tous les Setus n’ont pas ce souci, et nombreux sont ceux qui considèrent ce revival culturel comme une lubie rétrograde. «Le ministère de l’Education estonien a mis au point un programme d’enseignement en setu pour les enfants de la région. Mais les parents préfèrent voir leurs rejetons apprendre l’anglais, remarque Eve, 32 ans, une Tallinnoise qui travaille depuis deux ans au musée touristique de Setumaa, à Obinitsa. Le danger est de voir les Setus devenir un peuple attrape-touristes. Toutes les brochures sur l’Estonie mettent en avant l’authenticité des Setus, leurs coutumes, leurs fêtes, leurs costumes colorés, leurs danses. L’été, des bus pleins à craquer débarquent à Obinitsa. Cette tendance fait peur aux Setus. Mais ils devraient s’interroger sur la façon dont leur culture traditionnelle pourrait s’ancrer dans la modernité, et s’ouvrir à la société estonienne.»
Pour certains, c’est déjà fait. Les quatre jeunes Setus du groupe Zetod (voir article à leur sujet, avec quelques vidéos) sont au top du hit-parade des tubes les plus écoutés du pays. A peine 25 ans, passionnés par leurs traditions, ils ont adapté des chansons ancestrales sur le mode rock-folk. Ils chantent en setu, font un carton en Estonie et commencent à donner des concerts hors de leurs frontières : ils seront bientôt en Russie. Jalmar Vabarna, le guitariste, et Artur Linnus, le batteur, décrivent leur groupe comme «une bande de copains qui s’amusent en adaptant leur patrimoine culturel à leur style de musique préféré». «Au départ, nous avons été critiqués, disent-ils. Mais aujourd’hui, nous sommes un peu la voix des Setus en Europe. Etre setu, c’est avoir un truc en plus. Alors, nous l’utilisons et le faisons savoir.» Pour le primat Stephanus Charalambides, Zetod est bien le signe de la vitalité de cette culture : «Les Setus ont résisté pendant des siècles à de multiples tentatives d’acculturation, mais ils sont toujours là. Je ne crois pas qu’ils disparaîtront de sitôt.»
(1) Propos setos traduits par Clémence Pierre.
Photo: Français en Estonie, Musée de la culture Seto d'Obinitsa