3 décembre 2009

Le Temps: La guerre des mémoires en Estonie

Estonie-Tallinn










Voici un article paru dans
Le Temps du 20 Octobre 2009 qui présente de manière habile les relations entre les populations estonienne et russophone:

Des manuels scolaires à l’édification des monuments aux morts, la lecture de l’Histoire fait l’objet d’âpres conflits entre les populations estonienne et russophone

En pénétrant dans le Musée de l’occupation à Tallinn, la première chose que l’on découvre, c’est un alignement de vieilles valises cabossées, mal fermées, au cuir lacéré. Au fond de la salle sont dressées des vitrines, qui racontent l’histoire de l’Estonie entre 1940 et 1991 – la «guerre de cinquante ans», comme on dit parfois ici – au travers d’objets ordinaires: assiettes, téléphones à cadran, paquets de cigarettes, bouteilles d’alcool, billets de banque, uniformes militaires, documents administratifs. Les visiteurs peuvent photographier des portes de prison, des plaques de bâtiments officiels d’époque et des bustes de Lénine. Ils se retrouvent aussi nez à nez avec deux locomotives jumelles. L’une porte l’étoile rouge, l’autre la croix gammée. Première stupeur.

La deuxième arrive. Il faut lire les panneaux d’explication. On y découvre des faits, mais aussi beaucoup de commentaires. «Pour l’Estonie, ce fut un demi-siècle divisé et schizophrène dans tous les aspects de notre existence.» Ou encore cette phrase, factuellement exacte mais insupportable pour un Russe: «Du point de vue du nombre de vies perdues et de l’intensité de l’oppression dont le peuple a souffert, l’occupation allemande n’a pas été aussi dure, en réalité, que l’occupation soviétique qui a précédé et celle qui a suivi.

A l’été 1941, les Allemands envahissent à leur tour l’Estonie. C’est difficile à admettre, vu de l’ouest du continent européen, mais nombreux sont ceux qui accueillent les nazis favorablement. Près de 40 000 personnes se portent volontaires pour combattre dans la Waffen-SS. Ils ne sont pas mus par une conviction idéologique, mais par l’idée de porter un coup décisif à l’oppresseur soviétique. On trouve donc des Estoniens dans chaque camp totalitaire, de gré ou de force.

«Le passé nazi, c’est quatre ans. Le passé communiste, c’est cinquante ans, rappelle Marek Tamm, jeune et brillant historien. Pendant des siècles, l’ennemi historique a été l’Allemagne. L’identité estonienne s’est construite contre elle. Mais, en une année d’occupation soviétique, en 1940, l’ennemi a été remplacé. Du coup, l’arrivée des nazis a été souvent vécue comme une libération. Ce régime avait des ennemis très ciblés, les juifs. Contrairement aux communistes, ils ne voulaient pas tuer toutes les élites estoniennes.»

Après la guerre, la répression soviétique est terrible. En quelques jours, en mars 1949, plus de 20 000 Estoniens sont déportés en Sibérie. Trois mille meurent en route. L’arrivée massive de travailleurs d’URSS, vrais «Homo sovieticus» croyant aux vertus du prolétariat international, modifie la composition ethnique du pays. En 1945, plus de 90% de la population était estonienne; ce pourcentage va tomber à 62% au cours des décennies suivantes.

Cette histoire tourmentée inspire au peuple un sentiment de menace permanente et l’incite à définir son identité en opposition à d’autres. Aujourd’hui, près de 30% de la population (1,35 million d’habitants) est dite de langue russe. Selon le gouvernement, le nombre de personnes sans nationalité a heureusement chuté de 32% en 1992 à 8,2%, signe d’une intégration progressive, au moins d’un point de vue administratif. Ce groupe dispose d’un statut à part, égal à un permis de résidence, qui lui permet de voyager librement dans l’Union européenne comme en Russie.