Deux populations, estonienne et russe, vivent donc côte à côte, pacifiquement, malgré quelques poussées de fièvre. Le visiteur étranger ne sent ni tension ni animosité. «Mais on peut parler de mondes parallèles, souligne Raivo Vetik, professeur d’ethnosociologie à l’Université de Tallinn. Le premier facteur est géographique: les Russes se concentrent dans certains quartiers de la capitale et dans le nord-est, autour de la ville de Narva. Ensuite, il y a le facteur éducatif: chacun fréquente ses écoles. Sur le marché de l’emploi, de nombreuses sociétés n’embauchent qu’au sein d’une seule communauté. Nos enquêtes montrent que les interactions sont faibles. Par exemple, on compte seulement 3% ou 4% de mariages mixtes.»
Ces deux communautés n’ont même pas un passé en partage. Chacun sa vision, ses dogmes, ses légendes. Pour les Russes, l’arrivée de l’Armée rouge en 1944 a été une «libération»; pour les Estoniens, une nouvelle «occupation illégale». La transformation de l’histoire en récit d’une lutte héroïque pour l’indépendance à travers les âges conduit à arracher les pages sombres, à gommer les aspérités et les ambiguïtés. L’histoire devient un outil pour cimenter la nation, pour se compter. Même l’art est revisité à cette aune. «On a inauguré il y a quelques mois une exposition de tableaux des années 1970 et 1980, raconte la ministre de la Culture, Laïne Janes. On y a découvert que les artistes se servaient de l’histoire de façon détournée. Par exemple, ils utilisaient les couleurs du pays, sans dessiner de drapeau.»
Les vétérans qui ont combattu aux côtés des nazis se surnomment «combattants de la liberté». Après l’indépendance, en 1991, ils sont sortis de l’ombre et ont commencé à revendiquer leur place dans l’histoire nationale. En 2002, ils ont érigé un monument dans la commune de Parnü, représentant un soldat estonien en uniforme de la Waffen-SS, dédié à tous ceux tombés «pour la liberté» pendant la guerre. Face au tollé international, il a été retiré… avant de réapparaître dans la ville de Lihula, le 20 août 2004, devant 2000 personnes. Les télévisions russes, présentes ce jour-là, ont fait assaut de commentaires outragés pour dénoncer le retour du fascisme en Estonie.
Malgré le retrait immédiat de ce nouvel affront de pierre à Lihula, la guerre mémorielle était déclarée. D’autres monuments, dédiés aux combattants de l’Armée rouge, étaient vandalisés, jusqu’au pic de la crise. Le 26 avril 2007, conformément à une promesse électorale faite quelques semaines plus tôt, le gouvernement d’Andrus Ansip passait à l’action pour déplacer du centre de Tallinn le monument commémorant la fin de la Seconde Guerre mondiale. Située sur la place Tonismagi, où les vétérans de l’Armée rouge avaient pris l’habitude de venir se recueillir tous les 9 mai, cette statue de bronze d’un soldat soviétique, inaugurée en 1947, devait être transportée vers un cimetière militaire.
Mais ce transfert a donné lieu à des scènes d’émeute inédites dans les rues de la paisible Tallinn, relayées avec gourmandise par les chaînes russes. En première ligne sont apparus les militants de Notchnoï Dozor («ronde de nuit»). Créée un an plus tôt pour surveiller les abords de la statue, qu’elle estimait menacée par des nationalistes estoniens, cette organisation rassemble une poignée de jeunes Russes hostiles à toute politique d’estonisation du pays. Selon eux, la communauté russe serait systématiquement humiliée. Cet état d’esprit est résumé avec humour par le professeur de droit international Evhen Tsyboulenko, Ukrainien vivant dans le pays depuis 2003: «Un alcoolique estonien ne se cherche pas d’excuse. Un alcoolique russe a toujours une bonne raison de boire: on le discrimine!»
Dans un bar à bière du centre de Tallinn, Maksim Reva, 34 ans, expose un point de vue inverse. Il raconte posément son engagement au sein de Notchnoï Dozor. «Je me considère comme Russe. Ce n’est pas une nationalité, mais une civilisation», dit-il en préambule. Il estime défendre les droits de la minorité silencieuse, brimée. «Nous nous sommes réveillés un beau jour à l’étranger, il y a dix-huit ans, alors que nous étions nés dans ce pays et y avions toujours vécu. Nous n’étions plus des citoyens égaux.» Il manque un mot, le plus lourd, le plus connoté, dont les Russes abusent au point de le vider de son sens. Il arrive, après une gorgée de bière au miel. «Nous avons été victimes d’un lent génocide.»
Maksim Reva explique que de nombreux Russes d’Estonie «se sont secoués» à l’occasion de l’affaire du soldat de bronze. «On leur demandait de renier leurs ancêtres. C’est comme dire à un juif que l’Holocauste n’a pas existé.» Fin 2007, au moment des émeutes, il est arrêté à Tallinn pour «trouble massif à l’ordre public» et passe sept mois en prison. A la sortie, il prend la tête du mouvement des citoyens russes et demande la nationalité à l’ambassade. Il écrit aussi régulièrement des éditoriaux dans la revue
Le Monde baltique, financée par le Ministère russe des affaires étrangères à destination de ses concitoyens dans la région. Avec lui, on ne sort pas de l’impasse mémorielle, comme en témoigne ce dialogue:
"On a le droit de choisir la langue dans laquelle on parle, dit-il. L’Estonie n’est pas une terre purement estonienne. Les Allemands et les Russes ont vécu ici.
– Savez-vous combien d’Estoniens ont été déportés en 1949 par les Soviétiques?
– 20 243, récite-t-il sans hésitation, et vous savez combien de personnes ont été fusillées par Staline en 1937-1938? 700 000!
– Et alors? Et alors, les répressions staliniennes ont eu lieu partout, pas seulement contre les Estoniens. Ce sont les Russes qui en ont été les principales victimes.»
Le même argument est utilisé vis-à-vis des Ukrainiens, dans la grande polémique historiographique sur l’Holodomor, l’extermination par la famine de 1932-1933. Là aussi, les Russes s’accrochent au fait que les millions de morts étaient de toutes nationalités, comme s’ils étaient terrassés par un virus, plutôt que victimes d’une planification politique dont il faudrait identifier les auteurs, au sommet du régime stalinien.
Le gouvernement estonien n’œuvre pas toujours à l’apaisement des esprits. Dernier épisode en date: l’inauguration fin juin, à 300 mètres de l’ancien emplacement du soldat de bronze, d’un nouveau monument dédié à la guerre de l’indépendance en 1918. Il s’agit de la croix de la liberté, qui comporte en son cœur un symbole sulfureux, un bras, surmonté de la lettre E, tenant un glaive: autrefois imaginé pour les combattants de l’indépendance (1918-1920), il avait été repris par les Estoniens engagés dans la Waffen-SS. «C’est un symbole très ambigu. Je regrette qu’au début du XXIe siècle on érige des monuments selon une esthétique totalitaire, explique l’historien Marek Tamm, qui a beaucoup écrit sur la construction d’une mémoire nationale. On ne bâtit pas un monument pour célébrer une victoire contre quelqu’un, mais de façon plus abstraite, à la mémoire des victimes.»
Le nouveau monument, outre son esthétique indigeste, témoigne d’une certaine idée de l’identité estonienne, pure, qui aurait traversé les âges et les occupations successives. Or, depuis 2004, l’Estonie est membre de l’Union européenne; elle doit dessiner les contours d’une réconciliation, d’une société multiethnique dans laquelle Estoniens et Russes ne se défient pas du regard, mais se tournent vers un horizon commun.
Depuis quelques années toutefois, le gouvernement a entrepris un travail de fond dans un domaine-clé pour forger la citoyenneté nouvelle et en finir avec la ségrégation: l’éducation. L’idée est d’imposer progressivement des matières en estonien dans les écoles russes (où sont inscrits 19% des élèves). Lancée il y a deux ans, la réforme prévoit qu’en 2011-2012 tous les lycéens suivront obligatoirement 60% des cours en estonien. On a aussi lancé une expérimentation qui rencontre un vif succès: le programme d’immersion. Il consiste à faire l’apprentissage de la langue, dès l’école primaire, de façon ludique. «Cette méthode est centrée sur l’élève, qui ne fait pas qu’apprendre. Il s’imbibe des mots par le travail de groupe, les jeux, les observations», explique Irene Käosaar, chef du département d’éducation générale au Ministère de l’éducation.
Reste que les enseignants manquent, dans les zones à population russe. De plus, la question des manuels d’histoire, traduits littéralement de l’estonien au russe, suscite de vives polémiques. «C’est vrai que certains passages des manuels, sur la Seconde Guerre mondiale, sont très discutés, reconnaît Irene Käosaar. On prépare un nouveau programme pour la rentrée 2010, où ces questions seront abordées sans émotion particulière, de façon objective.»
Le meilleur allié est le temps qui passe. Déjà la nouvelle génération, qui n’a pas vécu les traumatismes de ses aînés, pense différemment. Elle voyage, fourmille de projets, veut s’enrichir. Elle raisonne en termes d’intérêt personnel, et non de cause nationale à défendre.
On a même rencontré un homme d’affaires russe parfaitement heureux en Estonie. Igor Bourlakov, 42 ans, est arrivé en 1992, pour étudier l’industrie de la pêche à la demande de sociétés tchèques. Né au Turkménistan, ayant passé plusieurs années en Ukraine, il a découvert en Estonie un havre de paix, propice aux affaires. En 2001, il a fondé un site internet de services, puis d’informations, appelé le «Portail russe».
Se présentant comme «un véritable Européen», Igor Bourlakov dit ne pas souffrir de sa méconnaissance de la langue estonienne. «Je ne pourrais plus vivre en Russie, dit-il. Là-bas, il faut payer des pots-de-vin, employer des gens pas forcément compétents, parler à des bandits.» L’ambassade russe à Tallinn a cessé de l’inviter après l’affaire du soldat de bronze. «On avait publié un article pour dénoncer l’attitude des hommes politiques et des médias russes, qui envoyaient les jeunes sur les barricades», sourit-il. En 2008, Igor Bourlakov a bénéficié d’un rare privilège: il a reçu la nationalité estonienne pour «mérites exceptionnels».
Pour en savoir plus sur ce sujet: A Narva, îlot russe, les habitants ont un «patriotisme local» (il suffit de s'inscrire gratuitement pour accéder aux archives) - Le Temps