22 décembre 2009
Le Figaro au Pays des Soviets
Tout d'abord, je vous invite à lire ces lectures pleines de clichés:
- «Mon voyage dans la nouvelle Europe» (le dernier paragraphe surtout)
- A Tallinn, au pays du grand silence
Ma critique:
Voilà ce qui arrive lorsque l’on vient en pays inconnu avec ses préjugés d’Européen de l’Ouest.
Mais qu’est-il passé par la tête du Figaro ? Si le but avoué dans l’article d’introduction de l’opération Mon voyage dans la nouvelle Europe est de « susciter l’intérêt du lecteur pour l’Europe » et de « de partir découvrir ces « cousins de l'Est» que nous connaissons si mal », l’objectif n’est pas atteint dans le cas de l’Estonie.
L’article mêle naïveté, erreurs grossières, imprécisions et ne fait que mettre en évidence des clichés malheureusement ancrés dans les têtes de beaucoup de nos concitoyens sur l’Estonie ; pour peu qu’ils sachent situer le pays…
Alors, oui, le but était honorable et la critique facile mais lorsque l’on prépare un sujet aussi épineux et complexe qu’une série d’article visant à faire (re)découvrir nos « voisins de l’Est », un minimum de documentation préalable est nécessaire (la simple lecture du Guide Vert Pays Baltes de Michelin vous en apprendra plus que cet article et de manière bien plus objective.
A moins que le véritable objectif soit de jeter de la poudre aux yeux des Français et de rendre ces articles abordables afin que chacun puisse se contenter de sa médiocrité et de son ignorance totale de ces pays. Point positif, le touriste ayant passé deux semaines en Estonie aura l’impression d’en savoir bien plus que François Hauter, journaliste pourtant réputé.
Alors commençons par le commencement
Le dernier paragraphe de l’article d’introduction est déjà un préambule à la catastrophe qui se dessine avec l’article sur l’Estonie, présentée comme une nation de « catholiques non slaves ».
Si l’on peut tirer une religion du lot (les Estoniens n’étant pas très croyants et ayant conservé une bonne part de vieilles croyances comme l’a d’ailleurs observé mais mal retranscrit François Hauter), ce serait le Luthéranisme, suivi par l’orthodoxie russe.
L’auteur avait pourtant bien cerné la singularité et la complexité de chacun de ces pays. Déconcertant, décourageant et parfois même dérangeant. Comme Hitler mis au même niveau de monstruosité que Staline, voire même considéré par certains comme le libérateur de l’occupation soviétique en 1941. Pour comprendre cela, il faut cependant changer de point de vue et regarder l’histoire du pays avec les yeux de l’Estonien : considérer les dizaines de milliers de déportés, l’oppression, la terreur sous l’occupation soviétique.
Mais il faut auparavant la connaître cette histoire si tortueuse qu’a véritablement subi l’Estonie, passant d’un envahisseur à un autre, avant d’enfin jouir pendant 22 belles années d’une indépendance fragile, acquise au prix du sang et bien vite reprise par l’armée rouge.
Peut être aurait-il mieux fait de faire demi-tour face à un pays « où il n'y a pas de nuit, ou bien pas de jour », vers « Tallinn, capitale de l'Estonie. Un pays de forêts et de vasières noires, de marécages où toutes les révolutions ont été englouties. »
De bien belles images
Ahhh, en voilà un beau condensé de clichés qu’un touriste aurait pu écrire sur sa carte postale !
L’Estonie, c’est bien connu, est un pays situé au nord du cercle polaire où les nuits sont interminables en hiver et … non non ! Allez tourner la roue de la vérité sur http://www.tallinn.info/flash/ - cliquer sur « City cam », attendez le chargement et cliquer enfin sur « 24h » pour voir le miracle se produire : de la lumière en hiver !
Oui, j’exagère peut être mais présenter l’Estonie comme un pays polaire (alors que la ville se situe environ à la même latitude que Stockholm), vaseux (« vasières noires »), rempli de forêts et de « révolutions englouties » ( ?!) fait plus penser aux Elfes du Seigneur des Anneaux qu’à la véritable Estonie que j’ai côtoyée.
Oui, le pays regorge de belles forêts profondes habitées d’animaux sauvages (ours, loups, lynx…) et de tourbières qui couvrent respectivement 50% et 25% de son territoire mais occulter tout le reste n’est pas ce que j’appelle de l’objectivité journalistique.
Rappelons que le pays tourne autour de Tallinn, qui concentre près d’un tiers de la population totale du pays et offre un spectacle touristique incomparable avec sa vieille ville classée au patrimoine de l’Unesco à laquelle l’auteur ne fait que brièvement allusion en évoquant « une tour médiévale ». Voilà à quoi se résument la beauté et le caractère exceptionnel de Vana Tallinn pour l’auteur…
Mais revenons au début de l’article sur Tallinn qui commence très fort. Intitulé A Tallinn, au pays du grand silence, il donne le ton de l’article.
On peut croire à un bon début puisque notre journaliste a rendez-vous avec une personne qui devrait lui révéler des choses importantes sur l’Estonie… « la plus grande comédienne de théâtre de son pays », Ann, dont il taira le nom et qui, après ma petite investigation est inconnue au bataillon (à moins qu'il ne s'agisse d'Anna ou Anneli.. tout comme Tina qui doit plutôt s'appeler Tiina; encore des détails vous me direz). Après quelques verres de vin, il s’avère que « Ann est muette », voilà pourquoi elle n’est pas si connue !
Plus sérieusement, même si la bouteille de vin était un excellent moyen pour essayer de délayer la langue de l’actrice, il existe dans tous les pays des personnes un peu timides face à des inconnus venus leur poser des tonnes de questions sur leur pays ; des questions qui, si elles étaient du même niveau que l’article, m’auraient peut être également déconcerté !
Touché… pas coulé
C’est dommage, François était sur une piste et avait découvert le côté froid au premier abord des Estoniens. Il aurait fallu creuser de ce côté-là pour observer que l’Estonien, une fois plus à l’aise (il aurait peut être dû commander une deuxième bouteille…) est chaleureux et n’est plus « taiseux ».
Quant à sa visite de la vieille ville, elle se résume apparemment à la maison du bourreau (située rue Rüütli) et à une « tour médiévale proche » (qui doit être Kiek in de Kök) et qui aura apparemment moins retenu son attention que le froid et la peur que lui aura procuré une rue faiblement éclairée de la vieille - voir photo; bouuuu, vraiment effrayant!
Bon, continuons car le meilleur arrive. On apprend en effet que « L'Estonie, il y a deux décennies seulement, n'était même pas une république satellite de l'ex-URSS, comme l'Allemagne de l'Est. Mais une province secrète, largement interdite aux étrangers. Les sous-marins nucléaires de l'Armée Rouge se cachaient dans ses îles de la Baltique. Elle était intégrée à l'URSS, comme le Kazakhstan ou l'Ukraine. Arrivant de Stockholm, je m'attends à trouver une arrière-cour des campagnes russes, sur fond d'usines polluantes. Eh bien, non ! L'Estonie sera d'ici peu la Suisse du Grand Nord.»
Quel étonnement d’apprendre que ma concubine est née durant une période où l’Estonie constituait une base secrète de l’URSS et où les îles étaient envahies de sous-marins, quel choc!
L’Estonie n’a jamais été totalement interdite mais seul l'accès à quelques villes (Paldiski, Sillamäe) était fermé, même aux Estoniens. Quant aux sous-marins, ils auraient eu bien du mal à se cacher dans les îles estoniennes avec quelques centimètres d’eau…mais dans l’article ça passe bien !
Et quelle belle initiative que de reprendre une vieille citation du temps où l’Estonie était en pleine croissance économique et se voyait déjà comme la « Suisse du Grand Nord ». Dire que l’Estonie le deviendra d’ici peu dénote une méconnaissance totale de la situation économique dans laquelle est embourbée (oui c’est un pays vaseux) la région.
Même si les deux pays peuvent être comparées par leur taille, l’Estonie est à des années lumières de devenir une nouvelle Suisse. Il a cependant bien noté ce que chaque touriste remarque : l’e-Estonie, le wifi, Skype et le niveau de développement atteint par le centre ville de Tallinn.
Il rencontre ensuite Marju Lauristin (cette fois-ci on a droit au nom) professeur de sciences politiques à l'université de Tartu, qui le « fait rire ». Tiens, celle-ci n’est plus taiseuse…
On a ensuite droit à quelques belles phrases, censées remplir quelques lignes – « Dans ce pays du vent et de l'errance, j'ai l'âme capturée. La vérité de l'endroit, c'est l'austérité glaciale de la longue parenthèse de l'hiver. L'Estonie, c'est l'Europe de l'écureuil, pas celle du lièvre. » - C’est bien écrit mais ça ne veut pas dire grand-chose. On fait au passage une petite référence qui n’appartient en rien à la culture locale…« Ici, l'on pourrait vivre dans les arbres et passer de l'un à l'autre sans jamais avoir à fouler le sol, comme Le Baron perché d'Italo Calvino, tant les forêts sont denses. ». Ca n’a aucun sens !
D’autant plus que ce Baron perché « passera toute sa vie dans les arbres, sans plus mettre pied à terre, afin de prouver à ses contemporains le vrai sens de la liberté et de l'intelligence, leur démontrer surtout qu'ils vivent dans la médiocrité tant au niveau de leur rapport à la nature que dans leur amours tellement dépourvues de folie ou dans leur engagement historique. » (source: Wikipédia) - cela aurait pu faire l’objet d’un parallèle avec les Estoniens mais je ne le vois pas comme ça dans le texte.
Suivent ensuite quelques généralités, pour la plupart fausses, sur les Estoniens, « réfléchis, sérieux, ordonnés comme les arbres de leurs forêts » et bien sûr les Estoniennes « élancées, très belles, blondes presque exclusivement, bottées haut. Pas du tout attirantes, tant elles semblent disciplinées et irréprochables ».
Choc et re-choc ! Je n’ai apparemment pas vécu dans le même pays. Généraliser sur les hommes est difficile mais comme le suggère l'auteur du blog Ilus on Maa, peut être devrait-il revenir durant la fête de la bière pour reparler de cet ordre…
Quant aux Estoniennes, qui se classent très probablement parmi les plus belles femmes du monde, il faut bien entendu faire le tri entre la beauté de façade et les nombreuses autres.
Il n’a peut être pas voulu entrer dans le stéréotype des belles femmes blondes aux yeux bleus, pourtant tout le reste de l’article est empreint de clichés similaires. Sa petite excursion nocturne à Tallinn lui a probablement gelé les yeux.
Il découvre ensuite l’horreur de la vie à la campagne en Estonie chez l’écrivain Jaan Kaplinsky, avec qui il a rendez-vous « au cœur du pays, à vingt kilomètres de la dernière route goudronnée ». Le pays a quelques soucis d’infrastructure routière mais il y a bien des routes jusqu’aux frontières des 4 points cardinaux… enfin c’est un détail probablement ajouté pour rendre le récit plus spectaculaire.
Il repère alors « une maison isolée […] pleine de sévérité qui n’est rempli que « d’objets utiles, des coffres, l'armoire, les lits, les poêles, la table, les outils. Et des livres. ». C’est peut être le fait qu’il soit écrivain, philosophe et poète mais les Estoniens ont bien l’électricité, la télévision et des lecteurs dvd… même dans les endroits les plus reculés du pays.
Enfin, le bouquet final : « la langue estonienne, qui ressemble un peu au basque ». L’Estonien est une langue finno-ougrienne, proche du Finlandais. Le basque est une langue dont l’origine est mal connue, plus proche de l’égyptien ancien, des langues dravidiennes (parlées aujourd’hui en Inde du Sud), et des langues africaines du groupe sénégalo-guinéen (wolof, serer, peul), que des langues indo-européennes. Aucun rapport et une simple ligne aurait suffit à éviter un malentendu auprès des milliers de personnes qui vont lire cet article.
Un petit extrait comparatif pour apprécier la proximité des deux langues (merci Steph) :
- voici un extrait de basque : saindu izan bedi zure izena, etor bedi zure erreinua, egin bedi zure nahia, zeruan bezala lurrean ere.
- Un peu d’estonien maintenant: Sa oled mind ju sünnitand ja üles kasvatand, Sind tänan mina alati ja jään sul truuks surmani!
La fin est plus heureuse puisqu’il constate que « nous autres, les Européens, n'avons pas vécu la même histoire » et explique que « pour nous rapprocher, et nous unir vraiment un jour, il nous faut la déchiffrer cette autre histoire, nous pencher sur les souffrances et les rancœurs de ceux qui viennent de s'en libérer ». C’est malheureusement ce qu’il n’a pas fait avant de rédiger ce papier et ne fait qu’entretenir cette ignorance.
Merci Tintin et bon voyage au Congo !